Article 10 décembre 2025

LOBBY DU TABAC : QUAND L’INDUSTRIE UTILISE L’UE POUR INFLUENCER LES POLITIQUES DE SANTE DANS LE MONDE

Article 10 décembre 2025

L’industrie du tabac est responsable de 7 millions de morts par an, de l’exploitation de 1,3 million d’enfants dans les champs de tabac et de l’empoisonnement de nos sols et de nos océans. Cette industrie étant unique en son genre, la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac (CCLAT), ratifiée par l’Union européenne, exige de ses parties qu’elles tiennent l’industrie à l’écart de l’élaboration des politiques publiques et qu’elles limitent les contacts au strict minimum.

Cependant, les ONG Contre-Feu et STOP — l’observatoire international de l’industrie du tabac — dressent un constat inquiétant quant à l’absence de transparence du lobby du tabac au sein de l’UE. Dans un nouveau rapport, les deux ONG révèlent une influence persistante de l’industrie du tabac dans l’Union européenne: on compte 49 organisations de lobbying, pas moins de 14 millions d’euros de dépenses par an et 257 réunions avec des décideurs politiques de l’UE depuis 2023, ainsi que de multiples contacts non déclarés au sein des institutions européennes.

Ces stratégies, qui affaiblissent, retardent et bloquent les politiques de santé essentielles en Europe, ne s’arrêtent pas à ses frontières. De 2023 à 2024, par exemple, Philip Morris International (PMI) a utilisé des arguments commerciaux et le pouvoir diplomatique de l’UE pour tenter de persuader la Commission européenne via la DG TRADE de faire pression sur les gouvernements de pays tiers, y compris les pays à faible et moyen revenu, afin qu’ils suppriment ou interfèrent avec les politiques de santé publique.

En rencontrant cette industrie mortifère à huis clos, les institutions européennes sapent les efforts internationaux visant à protéger les populations contre les méfaits du tabac. Pour lutter efficacement contre cela, Contre-Feu et STOP exigent que l’UE respecte pleinement ses engagements au titre de la CCLAT de l’OMS, limite ses contacts avec l’industrie du tabac et rende publiques toutes ses interactions. Ces recommandations ne doivent pas se limiter à des règles internes ou un code de bonne conduite ; elles doivent être pleinement intégrées à des mesures contraignantes, par exemple dans les textes officiels de l’UE sur la transparence et l’accès du public aux documents.

Une industrie mortelle bien ancrée en europe

Le rapport mondial de l’OMS d’octobre 2025 confirme que l’UE reste l’une des régions les plus touchées par l’épidémie de tabagisme, avec environ 700 000 décès prématurés chaque année. Au-delà de ce coût humain, le tabac entraîne un lourd fardeau économique : en 2009, il a coûté 544 milliards d’euros à l’UE, soit l’équivalent de 4,6 % du PIB cumulé de tous les États membres. Au-delà des impacts sanitaires, la culture du tabac contribue à la déforestation, à la pollution plastique et chimique, et la chaîne d’approvisionnement est liée à de nombreuses violations des droits humains, notamment le travail forcé en particulier d’enfants dans les régions productrices.

Malgré cela, l’industrie du tabac conserve une forte emprise au sein de l’UE. Contre-Feu et STOP ont recensé au moins 49 organisations qui font pression sur les institutions européennes en faveur de l’industrie. Ces groupes emploient 139 personnes et déclarent dépenser près de 14 millions d’euros par an pour leurs activités de lobbying, des chiffres qui ne représentent probablement qu’une partie des dépenses réelles.

Confrontée à des preuves scientifiques irréfutables, à des réglementations plus strictes et à une surveillance accrue de la société civile, l’industrie du tabac a cherché à se réinventer en promouvant agressivement les produits du tabac à chauffer, les cigarettes électroniques et les sachets de nicotine. Les industriels présentant ces nouveaux produits comme étant à « risques réduits » par rapport aux cigarettes, de nombreuses organisations de lobbying faisant la promotion de cette approche trompeuse ont vu le jour ces dernières années. Huit de ces quinze organisations ont été créées au cours des trois dernières années, beaucoup d’entre elles étant financées directement ou indirectement par l’industrie. Par exemple, le Global Institute for Novel Nicotine se présente comme une organisation qui promeut les produits du tabac non traditionnels, plaide ouvertement en faveur de la commercialisation des sachets de nicotine et des produits du tabac chauffés, et est dirigée par un ancien cadre de PMI.

Les organisations de lobbying les plus influentes du secteur du tabac sont concentrées dans les pays qui entretiennent des liens économiques étroits avec cette industrie, que ce soit par le biais du siège social des entreprises, de la culture du tabac ou des principaux sites de fabrication. Ces liens se reflètent dans le processus décisionnel de l’UE : ces mêmes pays s’opposent souvent à un renforcement de la réglementation sur le tabac et la nicotine. Lorsque la France a notifié à la Commission européenne en 2025 son projet d’interdire les produits à base de nicotine à usage oral, plusieurs États membres, dont la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Suède et la Roumanie, ont fait pression, ralentissant ainsi le processus d’autorisation de la Commission. Ces mêmes gouvernements ont également critiqué un décret espagnol visant à réglementer strictement les sachets de nicotine.

Un manque de transparence qui affaiblit les politiques de santé à l’échelle modiale

L’article 5.3 de la CCLAT de l’OMS dispose que les gouvernements doivent limiter leurs contacts avec l’industrie du tabac au strict minimum. Lorsque des contacts sont nécessaires, ils doivent être totalement transparents afin d’empêcher l’industrie d’interférer dans les politiques de santé publique.

Contre-Feu et STOP ont cherché à savoir si les institutions européennes respectaient ces règles.

Les résultats montrent que les règles actuelles en matière de transparence ne sont pas suffisantes : entre 2023 et 2025, le Parlement européen a enregistré 257 réunions avec des lobbyistes du tabac. Au sein de la Commission européenne, l’industrie n’a déclaré que cinq réunions, mais Contre-Feu et STOP ont découvert de nombreux autres contacts non déclarés, en particulier avec la DG TRADE, le service chargé de la politique commerciale de l’UE et des relations avec les pays tiers.

L’enquête menée par Contre-Feu et STOP montre que PMI a tenté d’utiliser les canaux commerciaux et diplomatiques de l’UE pour faire pression sur les gouvernements d’au moins dix marchés hors UE afin qu’ils affaiblissent leurs politiques de santé publique, notamment pour influencer l’interdiction ou la taxation du tabac chauffé, entre autres au Brésil, au Mexique et en Turquie. L’entreprise a souvent présenté les mesures de santé publique comme des barrières commerciales, poursuivant ainsi une stratégie de longue date consistant à utiliser les accords commerciaux pour affaiblir les réglementations sanitaires à l’échelle mondiale.

Lorsque l’Inde a interdit les produits du tabac à chauffer en 2019 afin de protéger la santé publique, PMI a demandé à la DG TRADE de la Commission européenne si cette question pouvait être abordée dans le cadre des négociations commerciales en cours, en la présentant comme une interdiction d’importation. PMI a également suggéré à la Commission européenne d’intervenir auprès des autorités singapouriennes au sujet de l’interdiction des produits du tabac à chauffer, arguant que « tout message adressé aux autorités singapouriennes serait utile pour lever l’interdiction, compte tenu de l’ouverture du pays au commerce ».

Des documents obtenus récemment grâce à des demandes d’accès à l’information montrent que PMI s’efforce de contester l’interdiction des produits du tabac à chauffer au Mexique en la présentant comme une barrière commerciale et a demandé à la DG TRADE de soulever la question auprès des autorités mexicaines, exprimant l’espoir que la nouvelle administration finira par annuler l’interdiction.

Ces différentes démarches, qui poursuivent toutes le même objectif, sapent la crédibilité juridique des revendications de PMI et démontrent non seulement une tentative d’utiliser abusivement les accords et traités existants, mais aussi d’instrumentaliser le pouvoir diplomatique de l’UE, en particulier en l’absence de tels traités, pour ses propres intérêts commerciaux.

« Ces conclusions révèlent soit une violation répétée de la CCLAT par la Commission européenne, soit, à tout le moins, une mise en oeuvre insuffisante des mesures prévues par le traité. En plus de saper les efforts européens visant à protéger les citoyens contre les méfaits du tabac sur notre continent, l’UE ne parvient pas non plus à protéger les pays non européens contre l’influence de l’industrie du tabac », déclare Martin Drago, responsable plaidoyer chez Contre-Feu. « La société civile et le Médiateur européen ont exprimé à plusieurs reprises leurs préoccupations quant à ce manque de transparence. Pour rétablir la confiance et respecter ses engagements internationaux, l’UE doit cesser de collaborer avec l’industrie du tabac à huis clos », ajoute Cassandre Bigaignon, chargée de plaidoyer européen chez Contre-Feu. « Il ne suffit pas à ces fabricants de tabac de saboter les politiques de santé en Europe », a déclaré Jorge Alday, directeur de STOP chez Vital Strategies. « Cette enquête démontre clairement que l’industrie tente d’utiliser le pouvoir diplomatique de l’UE pour remettre en cause le droit souverain d’autres pays à déterminer leurs politiques de santé afin de protéger leur population, en particulier les jeunes. Nous appelons l’UE à respecter pleinement ses obligations au titre de la CCLAT de l’OMS afin de protéger la santé contre les intérêts particuliers de l’industrie. »

Lire le communiqué de presse et le rapport